Coralie Camilli

Le travail de Mali Arun se joue des frontières.

Frontières d’abord cinématographiques, entre le réel et le fictif, par un travail de réalisation qui a pour exigence d’allier librement les deux espaces disjoints que sont ordinairement le documentaire et la fiction.

Frontières ensuite entendues en un sens plus littéral : frontières spatiales, géographiques, entre la ville et ses propres bornes architecturales dont Barak, entre autres, en illustre le propos.

La ville s’écarte entre son centre et ses détours, où s’étendent les espaces de ban-lieues, de mises au ban, de non-lieux, ces zones intermédiaires, abandonnées, qui seront les décors d’une troisième frontière que la réalisatrice aborde dans son travail : la frontière entre le moi et l’autre.

Ce dernier espace est restreint, intime, serré, où le personnel et le relationnel oscillent entre le désir de l’autre et la solitude. Rien n’est figé au sein de cette troisième frontière, qui questionne avant tout les identités où l’autre semble souvent refléter son propre visage autant que le nôtre. Mais le vertige réflexif esquissé dans ce travail filmique ne nous fait pas pour autant oublier la seconde interrogation soulevée ici à travers la thématique identitaire, à savoir la frontière sociale qui se joue dans des corps sociaux en mouvement. Les corps filmés des personnages sont physiques avant tout, mais, sans se réduire à leur matérialité, ils sont aussi des corps sociaux en déplacement précaire, en conflit, en passage, – et en désir, surtout, de se réapproprier les espaces qui leur échappent : espaces physiques des villes contemporaines en mutation, espaces corporels où se jouent leur propre existence, espaces sociaux où le rapport à l’altérité est décisif.

Filmée sans détours et avec force, la question de la frontière est donc chez Mali Arun profondément polysémique : elle permet d’aborder la question de la limite, de la dé-limitation et de l’auto-limitation, de la violence et du mouvement, du lieu habitable et de la zone habitée, de la découverte de l’autre et de la revenance, au sens derridien du terme. La violence ici s’étalonne elle-même sur plusieurs niveaux : physique, mentale, sentimentale, sociale et symbolique. Et, pour appuyer encore, s’il est possible, le rendu de la vie elle-même dans l’exercice du tournage, il est à noter que ces différents territoires frontaliers ne sont pas filmés séparément. Au contraire, ils font l’objet d’entre-pénétration constante et répétée. La frontière géographique de la ville et de ses banlieues est filmée de telle sorte qu’elle se met à constituer bien plus qu’un simple arrière-fond, qu’un plan neutre ou un décor, elle devient un personnage en soi : car ce qui va se jouer en son sein sera l’identité une et multiple qui se confronte à autrui dans des rencontres de passages, et qui aura à lutter, à convaincre, à comprendre, à accepter ou peut-être à partir. En ce sens, le corps physique de chacun des personnages est plus signifiant que ce qu’il n’en paraît : le corps est aussi un lieu ; et il a lui aussi ces frontières.

Ces différentes strates donc, loin d’être séparées ou distinctes, sont entremêlées les unes aux autres et, par un jeu de renvois, se font face, se correspondent, ou tranchent entre elles par un soudain effet de révélation (Paradisus), devenant alors le lieu, le sujet ou l’objet de conflits.

Mali Arun ouvre des portes au sein de ces espaces pour partager à travers son cinéma l’accès à ce monde aux frontières mouvantes, monde invisible souvent, caché parfois, mis de côté, voisin du notre, étranger et pourtant, – fascinant toujours.

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Texte de Coralie Camilli, docteure en philosophie / Auteure de « L’art du combat » (Puf 2020) et de « Jours de grâce et de violence » (Vérone éditions, 2020).